Les adieux à Blâne-Est (2007)
La plage de Blâne-Est aura été un long épisode et malgré le fait qu’il s’agissait d’un brouillon, le concept avait éclipsé les autres « albums ». C’est de ce constat qu’est né « Les adieux à Blâne-Est », de par la volonté d’affirmer que ce chapitre de ma vie est clos et que je suis passé à autre chose, offrant à l’occasion un récit fictif pour étoffer cet univers où tout se termine en fin de l’histoire.
Les adieux à Blâne-Est est donc un recueil de pièces au piano, parfois illustrées de bruitages pour une mise en situation.
Malheureusement, suite à la mort prématurée de mon disque de sauvegarde, quelques parties se sont perdues, d’où la notion d’extraits. Un internaute me les renverra plus tard et les pièces manquantes se retrouveront dans les bonus du même album sur la page Bandcamp.
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L’histoire « C’est arrivé à Blâne-Est » en collaboration avec Mathieu Gabric
Chers parents, chers enfants, à toi ma bien aimée,
Je vous laisse cette lettre, afin que vous compreniez ce qui m’arrive et ce qui va m’arriver. Il sera inutile de chercher après moi, ni même d’espérer mon retour.
Si je ne suis plus là demain soir, c’est que ma vie est vraiment ailleurs. Ne m’en voulez pas, il faut que vous compreniez.
Cette semaine, vous avez tous trouvé mon attitude étrange. Je vous ai même vu en sourire.
L’inquiétude dans votre regard, lorsque j’anticipais certaines choses, comme si je savais qu’elles allaient se produire, est vraiment la preuve que ce qui suit n’est pas un songe et qu’enfin vous êtes au courant de la réalité. J’espère, par la même occasion, que vous me pardonnerez pour ce choix que vous considérerez comme un abandon.
Vendredi, je suis rentré du travail par la navette habituelle, quand s’est assis devant moi cet olibrius que j’aurais qualifié d’idiot du village s’il ne m’avait raconté ce qu’il m’a raconté et si je n’avais vécu ce que j’ai vécu.
Au début, je souriais de son incohérence. Mais cet homme, d’apparence simplette, parlait de mon enfance avec une précision irréprochable.
J’avoue avoir pris peur, pensant avoir affaire à un psychopathe. L’homme s’en aperçu. Pour me rassurer et prouver qu’il n’avait pas fouillé le passé, mais connaissait simplement ma vie, il annonça ce qui allait m’arriver ; tout ce que, sous vos yeux ébahis, j’anticipais durant cette semaine. L’exact contenu du panier de la voisine quand il a dégringolé l’escalier. Le coup de téléphone de mamie, pour nous annoncer que la police avait retrouvé la caravane du cousin Hubert. La lettre de tante Hella qui nous invitait à passer quelques jours avec eux à Bézier.
Tout ça ne venait pas de moi. C’était cet homme qui me l’avait raconté, pour que je le suive là où je l’ai suivi.
Pour vous, je ne me suis absenté qu’un week-end ; mais, dans mon propre espace temps, ce séjour a duré presque un an.
Ce samedi matin, Pierre, l’homme du train, m’invitait à boire un café au St Germain. Il me proposait de me rendre à l’endroit où toute ma vie se jouerait. Là où je devais aller, ce que je suis réellement et mes vrais souvenirs me seraient révélés.
Un peu intrigué, tel que suggéré, je me suis rendu à Bruxelles, Gare du Midi, voie 5. Et j’ai appelé, comme convenu, René Desclé à qui je devais signaler mon rendez-vous avec Paul Willems à la Ville à voiles.
Parmi des gens peu chaleureux, un homme se présentait à moi. « Je suis René Desclé, que me voulez-vous ? »
«Bien, j’ai rendez-vous avec Monsieur Willems à la Ville à voiles », lui répondis-je timidement.
« Suivez-moi ! »
Le vieil homme marchait lentement et me conduisait à l’ascenseur au bout du quai. Arrivé à l’étage inférieur, nous empruntions le long couloir sous les voies menant à la sortie. Mais à peine nous approchions-nous de la voie 19 que mon guide me soufflait, en passant sous une porte de garage… « C’est par ici. » Je restai stupéfait ! La Gare du Midi comme elle l’était dans les années 60 ! Derrière toutes ces plaques de pierres, subsistait l’ancienne Bruxelles-Midi.
Les galeries, démesurées et humides, paraissaient interminables. Au pied d’un escalier, il me tendait un billet jauni des chemins de fer et récapitulait : « C’est ici. Ne tardez pas. Montez dans le train, descendez à Blâne-Est. Surtout pas avant, vous vous perdriez ! ». Tandis qu’il disparaissait, je grimpais sur le quai, tenant ce vieux ticket au filigrane jaune et frappé du symbole de la S.N.C.B. J’y lisais « Bruxelles-Midi / Brussel Zuid – Blâne-Est /Oost-Blane 2 Classe /Klass 70 Frb », et cette date révolue, mercredi 2 juillet 1986.
A peine avais-je posé le pied sur la dernière marche, que j’entendais crier un appel dont seule la fin me parvenait. « Blâne-Est… départ imminent. »
Je courais alors à toute allure, sans craindre d’embarquer avec un titre de transport caduc ni même tenter d’identifier cette gare qui n’était décidément plus Bruxelles-Midi. Rien de cela ne m’inquiétait, non. Je sautais dans un wagon.
Fatigué, ne comprenant rien mais tenant ce vieux coupon périmé, je m’écroulais sur une vieille banquette de ce vieux train en route pour une destination inconnue : Blâne-Est.
Quelle et où était cette ville ? A combien d’heure d’ici ? Qu’allais-je raconter à l’accompagnateur ? Ces questions me tournaient et me tournaient en tête alors que je sombrais dans un sommeil profond.
Malgré ma torpeur, le voyage paraissait long. J’étais réveillé par les allers et venues des autres passagers. Dans mon engourdissement, je me rappelle avoir été marqué par le perroquet qui, toutes les trente minutes, signalait l’heure à la manière d’une horloge parlante. Plusieurs anachronismes suscitaient chez moi l’impression de côtoyer des gens d’époques différentes.
Les gares défilaient. J’en percevais à peine les noms, toujours bercé par le « ta-toum, ta-toum » hypnotique des jointures des rails. Je somnolais jusqu’à ce que j’entende « We komen aan Lombardsijde. Volgende halte : Oost-Blane, einde station ».
Curieusement, probablement grâce à mon expérience de la navette Mons-Bruxelles, je saisissais parfaitement les propos du contrôleur. Le nom de Oost-Blane résonnait en moi comme si s’annonçait Blâne-Est.
Aussi m’interrogeais-je sur la ville de Lombardsijde. Roulions-nous donc à proximité de Westende ?
Le train redémarrait. Je scrutais longuement le paysage. Tout me semblait tellement familier… J’avais beau chercher à m’en remémorer, je ne parvenais pas à situer Blâne-Est. Pourtant je connais bien la côte. Car oui, il s’agissait d’elle ; puisque ces terres des polders sont si particulières. Lombardsijde, ville de mon enfance, des colonies de vacances… J’ignorais qu’une ligne ferroviaire y conduisait !
Ca y était, les quais se dessinaient. Nous aboutissions à Blâne-Est.
Les portes s’ouvrent, je tiens en main le sac préparé la veille. Je fouille mes poches à la recherche de mon portable. Poussé par les voyageurs qui me suivent, je descends du train quand Pierre, l’olibrius qui m’a invité ici, m’entraîne par le bras. « Dépêchons-nous ! Vous téléphonerez depuis l’hôtel. »
Nous prenons, mon hôte et moi, un taxi. La nuit tombe et j’aperçois peu à peu le décor de cette ville. J’entrevois au loin le phare. L’atmosphère est saline, le vent frais. Pas de doute, nous sommes à la Mer du Nord.
Tout au long du trajet, Pierre me parle de son métier. Il est maître fileur. Il veille à la qualité des tissages et des fils. Je lui demande s’il exerce pour l’instant dans le milieu du textile. « Chaque chose en son temps, veux-tu ? » Répond-il, tout en souriant.
Non. Pierre est ici pour réparer une erreur du passé, un accident de travail. Il m’annonce d’emblée que c’est moi qui devrais remettre son métier en marche. Je suis loin d’imaginer ce à quoi il fait allusion.
Le taxi nous dépose. Malgré l’obscurité, je devine les alentours et je sais, au bruit du ressac, que l’auberge est sur la plage.
Nous pénétrons dans le hall. Je me dirige vers la cabine. Je veux vous dire de ne pas vous inquiéter, que je rentrerai demain. Mais le maître d’hôtel m’interrompt. C’est inutile, aujourd’hui la ligne est coupée à cause de la tempête. Je saisis mon téléphone portable. Mais Pierre m’interrompt. C’est inutile, le réseau ne couvre pas cette région reculée. « Tu téléphoneras demain, passe une bonne nuit. »
On me conduit à une chambre. Le porteur dépose des bagages. Je me jette sur le combiné téléphonique mais, effectivement, ne peux appeler l’extérieur. Du reste, je réalise que je suis venu avec juste un sac. Et donc, ces valises ne sont pas les miennes. Toutefois le groom fait mine de ne rien comprendre à mes réclamations.
Le téléphone sonne. Je décroche. C’est Pierre. Il a lui-même exigé que ces vêtements me soient livrés. Afin que je sois plus présentable…
Le repos des guerriers m’appelle. Il reste à me débarbouiller et me coucher. Malgré les heures de sommeil accumulées durant le voyage, je m’endors comme une souche. Décidément, l’air de la mer…
En pleine nuit le téléphone retentit. Je sursaute et réponds. Une voix douce et familière réclame Joseph, le supplie de lui pardonner, de revenir à la maison. Je prie poliment la dame de se détromper, lui assure qu’elle a dû composer un mauvais numéro. Il est tard et je voudrais dormir. Je raccroche. Peu après, la sonnerie éclate à nouveau. « Allô, Monsieur Feigenbaum ? C’est Sonia, votre nouvelle fille au pair. Je crois que votre femme ne va pas bien… » La communication est de plus en plus mauvaise et je l’entends, paniquée, crier « Au secours, Madame s’est jetée à l’eau ! Venez vite… ».
Je me précipite hors de la chambre et cours à la réception pour trouver de l’aide. Je réveille le garde, lui fais part du drame. « Vite, vite ! Une dame va se noyer, il faut la secourir. ».
« A cette heure-ci ? »
« Oui, oui. Elle m’a téléphoné. D’ailleurs, je ne sais pas où elle est. Il faut lancer des recherches. »
« Ah, au téléphone ? Alors, ça ne peut être qu’une cliente de l’hôtel. La ligne reste hors service. Vous avez une idée de son identité ? »
« Euh non… Ah oui, c’est Madame Veigenbaum, Feikenbaum … Quelque chose comme ça. Mais le couple accueille une fille au pair qui se prénomme Sonia. »
Nous consultons ensemble le registre. Je dois constater qu’il n’y a personne de ce nom ici, ni aucun patronyme ressemblant. Sauf une Sonja Hofstede qui approche les 80 ans. Or la voix semblait juvénile, presque enfantine.
Sans doute n’était-ce qu’un mauvais rêve. Je me couche, perplexe. Le sommeil vient tard, après une nuit agitée à regarder tourner les aiguilles de l’horloge.
Il est déjà 7 h du matin. J’ai atrocement mal dormi, encore obsédé par cette voix, si familière. Ensorcelante, elle passe et repasse jusqu’à me saturer l’esprit. Pourtant, je ne parviens pas à lui associer un visage.
Je descends de ma chambre. L’hôtel dort encore. J’en profite pour découvrir Blâne-Est.
C’est vraiment magnifique. La ville ressemble à une vieille carte postale de la Mer du Nord. Aux toiles de James Ensor. Un peu comme si Ostende avait conservé le cachet de sa période de prospérité. Un vent frais souffle du large. Quelques personnes font leur promenade matinale. C’est un spectacle émouvant d’observer cette cité s’éveiller, de surprendre les premiers enfants sur la plage. Un sentiment de bien-être intense m’envahit. J’écoute les vagues de Blâne-Est. Elles charrient des mélodies, de grandes gammes, de larges arpèges qui s’accélèrent.
Au loin, une demoiselle marche gracieusement en tenant son chapeau. Elle appuie sur sa tête comme pour mieux coller au sol. Si elle retire sa main, elle semble pouvoir s’envoler. Cette jeune femme est habillée de manière peu commode, dans le style de la belle époque.
La ville et la plage s’animent. Il est déjà 9 h. Il faut que je retrouve Pierre à l’hôtel. J’allonge le pas, afin de réduire mon en retard, quand une maison retient mon regard… Je glisse… J’aiderais un enfant à embraser les deux premières bougies d’un bizarre chandelier. Ce serait le deuxième jour, nous n’allumerions qu’elles. Alors, un domestique apporterait un plat rempli de crêpes épaisses, dorées et luisantes.
J’ai l’impression que ces images m’appartiennent, qu’il s’agit d’un souvenir enfoui. Tout m’y semble presque habituel, mais la scène garde une extrême étrangeté.
La terre disparaît sous mes pieds. J’ouvre les yeux et la foule, rassemblée autour de moi, me presse de questions. J’invoque un malaise ; c’est vrai, j’ai omis de manger depuis hier matin.
On me reconduit à l’auberge, où je savoure un copieux déjeuner. Selon le maître d’hôtel, Pierre – mon hôte – m’a attendu toute la matinée. Il sera de retour cet après-midi.
Je pense encore à ces sensations fugaces. D’où proviennent-elles ? Cela m’apparaissait si proche, si naturel. En même temps, je ne m’en explique pas très bien l’origine. Ce devait être un léger délire provoqué par la faim.
Je ne me lasse pas de contempler la plage et les jeux enfantins. J’ai parfois l’impression de vivre les vacances de Monsieur Hulot. Il y a un peu de ça, ici. Il manquerait juste le marchand de guimauve.
Le calme de l’hôtel, déserté, invite à une exploration des lieux. Dans le grand salon, je découvre un superbe piano à queue. J’hésite, puis sollicite poliment l’autorisation d’abuser du majestueux objet.
Quelle joie de profiter pleinement d’un tel instrument ! Le temps s’écoule et je me laisse aller à improviser quelques morceaux, quand je me rends compte qu’une grand-mère, une autre cliente, montre un vif intérêt à m’écouter.
Dans ses vêtements tristes, elle semble attendre de rejoindre un défunt mari. Son air mélancolique suggère le désir désespéré que quelque chose ou quelqu’un change sa vie.
Je retourne dans le hall pour tester la ligne téléphonique. Il faut vous avertir de ma bonne arrivée.
Hélas ! Toujours pas de communication vers l’extérieur. Ce n’est pas si grave, après tout. Je fais un saut à la gare, me renseigner sur l’horaire des départs à destination de Mons. Je ne vais pas m’éterniser ici. Une famille a besoin de moi.
La station me surprend. Pas que le bâtiment soit particulièrement original, mais les badauds y ont un caractère irréel, artificiel. Ils guettent leur train, mais personne n’embarque jamais dans ceux qui stoppent à quai.
Selon les horaires, il n’existe aucun train annoncé en direction de Mons ou Bruxelles ou de la moindre ville que je puisse localiser. Uniquement des destinations inconnues, exceptée Lombardsijde.
D’autres touristes, visiblement aussi penauds que moi, m’abordent timidement. « Excusez-nous, nous sommes un peu perdus. Nous cherchons des indications en français ». Je n’ai pas même le temps de leur faire remarquer qu’ils sont bien tombés, que c’est justement le cas des informations que je consulte. Le chef de gare surgit et les oriente, autoritaire, vers un tableau à l’arrière de la plus proche colonne.
Voilà donc pourquoi je ne reconnais aucune ville ! Elles ne sont pas renseignées en français… Le chef de gare me regarde et commente la situation d’un ton découragé : « Il n’y a rien à faire, ils ne veulent vraiment pas essayer d’apprendre notre langue. C’est toujours à nous de nous adapter… ». Je me sens gêné. J’imagine aussitôt une réponse, une réplique, une explication. Mais il se sauve.
Je ne fais mine de rien et vais rejoindre les fautifs. Hélas les deux panneaux sont, pour moi, identiques. Leurs contenus sont similaires, bien qu’exprimés autrement.
J’écoute les conversations et dois accepter l’évidence. Depuis mon arrivée ici, je comprends les deux langues sans difficulté.
L’émotion est trop forte. Je fuis cette gare. Je longe le port en direction de la plage. L’angoisse monte. Je panique et m’échoue lourdement sur le sable. Que m’arrive-t-il ? Où suis-je ?
Le dos contre une cabine de bain et la tête enfouie entre les mains, je contemple le théâtre balnéaire. Comment tous ces gens ont-ils pu convenir de s’offrir en spectacle ? Ce divertissement me captive complètement. Lorsque l’ombre des enfants dépasse en taille la longueur de mon corps allongé, je réalise alors que le soleil est presque couché.
Je rentre juste pour l’heure du souper. Mon hôte est là et m’attend. Je m’assieds près de lui, prêt à l’interroger sévèrement. Il sourit et m’interpelle, d’un air détaché. « Surprenant, n’est-ce pas, d’être bilingue ? » Comment sait-il ? Fâché, je le soupçonne de m’espionner et l’en accuse ouvertement. Mais il se recule simplement et s’appuie au dossier de la chaise, tel un PDG prêt à exposer à un nouveau collaborateur le fonctionnement de son entreprise. Je le sens enfin disposé à fournir quelques explications. Il fait signe au serveur et passe notre commande, tout en me rappelant l’absolue nécessité de lui faire confiance. Ce sera long, très long, mais l’enjeu est primordial.
Le serveur dépose délicatement les plats. Pierre débite une histoire à dormir debout.
« Ne dis rien. Je connais tes questions.
Nous sommes à Blâne-Est. Cette ville n’est pas imaginaire. Elle repose sur les mêmes fondations que ton univers, que tes représentations du monde. Cette ville partage ta culture. Elle est ce que tu es. Tu y retrouveras des gens qui te sont fort semblables ou rigoureusement opposés. Tu y rencontreras des personnes réelles et d’autres factices.
Sache qu’ici, tu ne risques rien. Profites-en. Jette-toi dans le vide pour en éprouver la sensation. Plonge en pleine mer si tu le souhaites, tu resteras indemne.
Surtout, ne cherche pas à quitter l’agglomération Tu peux fréquenter les faubourgs de Blâne-Est, mais ne t’aventure pas au-delà. Tu serais définitivement perdu.
Si tu aboutis ici, c’est pour prendre la bonne décision, celle qui m’aidera à réparer le métier brisé. Je ne peux pas en dire davantage à ce sujet, au risque d’altérer tes perceptions et ton jugement. De plus tu n’es pas encore en mesure de comprendre.
Ne t’inquiète pas pour tes proches. Pour eux, ton séjour ne durera qu’un week-end. Car le temps s’arrête à Blâne-Est.
Non… Blâne-Est n’est pas l’île fantastique. Et il n’y aura pas de Tatoo. Mais elle, tu l’as déjà rencontrée auparavant. Elle appartient à ta culture, tes émotions ; elle te constitue. Te rappelles-tu les Cités obscures de Peters et Schuiten ?
Blâne-Est, c’est un peu tout ça. C’est ton propre espace temps, mais au revers, à côté ou au cœur de ton univers.
Tu te trouves ici pour accomplir une mission, pour effectuer le bon choix. Celui-ci me donnera l’opportunité de réparer à jamais l’incident qui eut lieu, mais dont tu n’es plus encore conscient.
Tout ce que je peux ajouter, c’est que les hallucinations de ce matin se nourrissent de tes souvenirs. Ces sensations sont les tiennes. Si quelque chose te paraît étrange mais familier, accorde-lui attention. C’est probablement une part de toi, un peu de ce qui t’aidera à faire ton choix, à faire mon choix.
Tu mèneras l’enquête pour débusquer tes propres traces.
Telle est ta mission.
Nous ne nous verrons plus beaucoup durant ce séjour. Toutefois, je serai là quand tu en auras besoin.
Ne crains rien pour les questions matérielles. Tu disposes déjà de tout le nécessaire. Tes bagages renferment des vêtements et de l’argent. Profite de l’aubaine. Tu es en vacances dans ton for intérieur. »
Il se lève et se dirige vers les lieux d’aisance. Ensuite, plus de Pierre.
Tout demeure incohérent. De quoi parlait-il ?
Je termine le repas en solitaire, contemplant le monde attablé autour de moi. L’unique tête qui me soit connue est celle de cette vieille dame aperçue le matin, celle-là même qui écoutait mes divagations musicales. Elle se retourne, me regarde et lève son verre en esquissant un sourire complice.
Je sors donc visiter Blâne-Est sous à la lune. La nuit, la côte offre une autre allure. La mer est calme, le vent léger, l’atmosphère est douce. Le long de la plage, des feux de camp trouent l’obscurité. Quelques jeunes amoureux s’y regroupent au son d’une guitare mélancolique. Certains d’entre eux courent vers l’eau en se déshabillant. Il ne fait pas froid, c’est vrai ; mais de là à oser un bain de minuit…
J’avance en direction du port. Le balayage du phare fait danser les ombres des promeneurs qui, comme moi, admirent les scintillements de la ville.
Plus j’approche de l’estacade, moins il y a de noctambules et, soudain, je me trouve seul.
Dans la lumière du phare, qui miroite sur les vagues, j’entrevois une silhouette qui se débat. Le vent tourbillonne et m’enveloppe d’une mélodie envoûtante. Les descriptions fabuleuses des récits maritimes appelaient sans doute cela le chant de sirènes. La personne en détresse s’enfonce dans la mer. Me rappelant les propos de Pierre, je me précipite à sa rescousse. L’eau est très froide et les flots me ramènent sur le rivage. Je tente d’atteindre le nageur en perdition. Mais une bonne distance nous sépare. Je doute d’y arriver. Je rassemble mes forces et, bravant les vagues contraires, je l’approche suffisamment pour pouvoir lui parler. La jeune dame se retourne, remet son chapeau et me dit « Je t’attends depuis si longtemps. » C’est elle ! C’est la voix du téléphone ! Alors, une lame me submerge et je perds l’équilibre. Je lutte pour garder la tête hors de l’eau. J’essaye de la rejoindre. Mais plus rien… Disparue. Il ne reste que sa voix. Un murmure qui se mêle au chant des sirènes.
Plus de trace, plus aucun vestige. Comme si tout cela n’était jamais arrivé.
Trempé jusqu’aux os, je regagne péniblement la terre ferme et me résigne à rentrer, discrètement.
A mon grand étonnement, la plage est vide. Il n’y a plus de badaud, plus d’amoureux ni de guitare ou de feu.
Le vent monte. J’entends un téléphone qui appelle. Je me hâte, presse le pas. Mais la sonnerie devient insoutenable. Je cours maintenant pour mettre fin à cet enfer sonore. J’ouvre les yeux, extraie la tête de sous l’oreiller et replie la couette. Machinalement, j’étends le bras jusqu’à la table de chevet et décroche. Un filet de voix filtre de l’écouteur. « Joseph, pardonne-moi ! J’ignorais que c’était si important pour toi. » C’est encore elle. C’est la dame de l’eau. Je tente de l’interroger mais la ligne est si fragile que la communication est rompue.
Le réalisme de mes aventures oniriques commence à m’inquiéter. Que peut signifier ce cauchemar où mon héroïsme, vain, tourne au ridicule ? Qu’en penserait Pierre ?. Je quitte le lit pour étancher ma soif et avance à tâtons jusqu’au lavabo. A deux pas, mon pied gauche rencontre un obstacle mou, froid et visqueux. Des vêtements humides et remplis de sable s’amoncellent et suintent sur le parquet.
A peine suis-je au lavabo, le téléphone s’agite de plus belle. « Allô, Monsieur Feigenbaum ? C’est Sonia, votre nouvelle fille au pair. Je crois que votre femme ne va pas bien… ». La qualité de l’appel est exécrable. Le scénario se répète. « Au secours ! Je crois que Madame s’est jetée à l’eau. Venez vite… ». Et puis, le silence envahit la chambre.
Je m’allonge et essaye de résumer les événements. Je cherche à les relier en fonction des éléments dévoilés par Pierre. Que suis-je venu vivre ici ? Dois-je empêcher une dame de se suicider ?
Serais-je dans Code quantum ?
Pierre serait-il Ziggy ?
Je crois que le mieux serait de retrouver les Feigenbaum.
Le jour se lève. Blâne-Est s’éveille sous une brume épaisse. Malgré la fraîcheur matinale, je déguste un café et quelques viennoiseries en terrasse.
Je pars de bonne heure consulter les registres de population à l’hôtel de ville. Les rues sont innombrables. Blâne-Est, outre la plage, est un vrai labyrinthe.
Malgré les conseils du maître d’hôtel, je m’égare dans ce dédale. Au bout de la rue, l’animation s’accroît. L’occasion rêvée de demander son chemin. A ma grande surprise, je débouche dans le quartier juif. Cela ressemble à la rue des Rosiers, à Paris. Un grand-père promène un enfant par la main. Cette scène évoque en moi un vague sentiment de déjà vu. Je me rappelle un vieillard, me serrant la main et m’expliquant que je serai un jour adulte, m’encourageant à devenir fils du commandement, à préparer ma Bar-mitsva. Cette image me révulse. Elle ne peut pas être véridique. Ce n’est pas l’un de mes souvenirs. Quand l’un de mes grands-pères est décédé, j’étais trop jeune ; et l’autre ne me consacrait jamais de temps.
J’examine les alentours, incrédule. Les vitrines des magasins, les noms et les indications en hébreu provoquent en moi un remue-ménage. Mais d’autres impressions émergent et se faufilent comme au travers du goulot d’un entonnoir : le gefilte fisch de Rosh Ashanna, les latkes de Hannoucka, les soirées de Pessah, les fêtes de Pourim. Une telle culture dormirait-elle en moi. ?
Aurais-je été juif dans une vie antérieure ?
J’essaye d’aborder les gens, car peut-être la réponse aux coups de fils nocturnes se trouve-t-elle ici. Feigenbaum, après tout, ça sonne juif.
Je ne parviens pas à articuler. Les mots arrivent en flot, mais rien ne sort. Frustré, je fais un pas en arrière et me retourne, pour prendre une autre direction. Contrairement à ce que je pensais avoir compris de la géographie locale, j’arrive sur la plage.
Je persévère, retourne au cœur de Blâne-Est et finis par dénicher l’administration communale.
Après de longues minutes d’attente, je suis reçu par l’officier d’état civil. Je lui fais part de ma requête. Un fonctionnaire interroge l’ordinateur, imprime une liste, et me la tend. « Voici tous les Feigenbaum vivant à Blâne-Est ». « Vivant ? » lui dis-je. « Bien oui. Les décès sont enregistrés aux archives de Lombardsijde. »
Un coup d’œil furtif à la maigre liste suffit pour constater qu’aucun Joseph Feigenbaum n’y est répertorié. Il y a un Bart Feigenbaum, un Ygor et un Charlie Feigenbaum, rien d’autre.
Je dois donc me rendre à Lombardsijde pour connaître tous les Feigenbaum qui ont séjourné, au moins un jour, à Blâne-Est.
A la gare, les horaires renseignent bien Lombardsijde. Je cherche attentivement le prochain départ quand le couple de la veille me demande où trouver des indications en français. Exactement comme le jour précédent, le chef de gare intervient et les dirige. C’est alors que j’ai l’étrange sentiment de participer à un jeu vidéo, où des personnages virtuels sont là pour agrémenter le décor et révéler des indices.
Je monte dans le premier train en partance pour Lombardsijde. A peine a-t-il démarré qu’un type s’assied en face de moi. Son air louche n’inspire pas confiance.
Les voitures ralentissent. Nous approchons de ma destination, quand l’homme me dit « Vous cherchez les Feigenbaum, n’est-ce pas ? ». Désarçonné, j’acquiesce. Le train s’arrête. Mon vis-à-vis se lève rapidement et se rue vers la sortie. Je tente de le rattraper. Mais le quai est désert.
La surprise est de taille. Ce n’est pas une ville. Des dunes s’étirent à perte de vue. Quelques maisons éparpillées les ponctuent et d’étroits sentiers les sillonnent. Au loin, déchirant l’horizon, un lourd bâtiment se dresse, telle une église au milieu d’un village. Le but de mon expédition ne saurait être que là. J’évalue les chemins susceptibles d’y conduire. De toute évidence, le plus rapide est de couper à travers dune.
Je regrette ensuite mon erreur. Il est très pénible d’y marcher. Je glisse, je trébuche, je m’enlise dans le sable fin. Mais je suis trop avancé pour changer d’avis. Il est de plus en plus difficile d’escalader ces dunes. Mes pas s’enfoncent et je dégringole souvent en arrière, en roulant dans le sable.
Arrivé au sommet d’une ascension particulièrement douloureuse, je la vois. Elle est là, comme hier, se retourne et me dévisage. « Je t’attends depuis si longtemps. » Je pars à la renverse. Je parcours en sens opposé la pente si chèrement vaincue. Cette fois, cependant, la femme ne disparaît pas. Elle s’approche et s’inquiète de ma chute. Elle rit. « Tu ne changeras jamais. Mais tu me plais comme tu es. Allez, viens à présent. Nous n’avons plus toute la journée. »
Elle ouvre son ombrelle et me prend par-dessous le bras. Ses manières désuètes, ainsi que ses vêtements, appartiennent à une autre époque. Ce n’est que plus tard que je compris « quand » j’étais.
Notre balade et l’après-midi se déroulent en silence Ne comprenant pas la situation, je parle à peine. « Qu’y a-t-il Joseph, tu ne vas pas bien ? Tu ne dis rien. ». Pressé par ses questions, j’ose, maladroitement, lui exprimer ma perplexité. « Qui es-tu ? » Un court moment, son visage s’attriste. Ses yeux lancent des éclairs. La demoiselle se détourne et part en courant. Moi, au lieu de la poursuivre, je reste figé comme un idiot.
Des vertiges me saisissent. J’ai faim… Mes jambes en tremblent. Il faut que je retourne à l’hôtel.
Au loin j’aperçois le phare de Blâne-Est. Je décide de rentrer à pied.
Après cet événement, les journées se suivent et se ressemblent. Elles m’en apprennent davantage sur Blâne-Est et ce que je pense être ma vie antérieure.
Ici, pour ce que j’en sais, les seuls repères stables sont le port, la plage et la gare. Le reste change sans cesse, un peu comme Samaris. Le climat n’est ni chaud, ni froid. L’air de la ville apaise irrésistiblement, et suggère des effluves de lavande méditerranéennes.
Les rues elles-mêmes se déplacent et fluctuent. Elles échappent aux tentatives de mise à plat. Et toute carte ou plan est toujours obsolète.
Les gens aussi se distinguent par leur étrangeté. Pierre m’avait prévenu. Certains sont vrais, d’autres pas.
La ville déborde d’anachronismes. Il s’avère difficile d’en évaluer l’époque car Blâne-Est ne se trouve pas au vingt et unième siècle. Et, à en juger à la technologie la plus évoluée, le calendrier y retarderait de près de 20 ans.
J’ai cédé à la tentation de m’offrir un appareil photo, un Widelcom. Il ressemble à un modèle Nikon que j’affectionnais particulièrement.
Au fur et à mesure, l’impression de vivre un jeu vidéo ne fait que s’accroître. Comme si je devais surmonter ou résoudre certaines épreuves pour progresser, pour accéder aux étapes supérieures. C’est particulièrement le cas lorsque je fouille en vain la ville en quête des Feigenbaum.
Les flâneries sur la plage et la digue occupent, quant à elles, le plus clair de mes moments de loisirs.
Le soir je m’accapare souvent le piano du salon. Mes improvisations commencent à recueillir un certain succès. Je suis d’ailleurs parfois sollicité pour jouer en public, ce qui me flatte beaucoup.
J’ai rencontré des artistes surprenants : Xcyril et Lacrymosa. Ce qu’ils jouent s’apparente à du Chopin. Mais, c’est drôle, ils prétendent ne pas connaître ce compositeur. Etonnant pour des musiciens.
Au fil des flash-back, je reconstitue de plus en plus ma probable vie antérieure. Je sais maintenant qui était Joseph Feigenbaum… C’était moi.
Joseph Feigenbaum fut l’un des enfants de Samuel Feigenbaum, des ateliers de confection « Feigenbaum et fils ». Il naquit le 8 mai 1897 à Oostend, dans une famille mamzer. Sa mère, en effet, n’était pas juive de naissance, mais se convertit avant le mariage. Ce qui ne manqua pas de provoquer un certain malaise au sein de la synagogue.
Son grand-père se chargea de l’éducation spirituelle. Il craignit que Joseph ne reçoive pas correctement les principes de la Torah.
Les enfants Feigenbaum ne furent cependant jamais tout à fait intégrés. La conversion de leur mère permit toujours de mettre en doute leur appartenance à la communauté juive.
A en croire mes souvenirs, ses parents vécurent relativement aisément. Ils habitèrent Ostende, et possédèrent un pavillon à Lombardsijde.
Bref, il grandit dans un certain confort et eut une enfance plutôt dorée. Pas grand chose de commun avec ma vie actuelle…
Selon moi, la jeune fille au chapeau doit être celle que Joseph aima. Mais qu’attend-elle de nos rencontres ?
La nuit, je réexamine malgré moi les informations recueillies la journée. Mais les appels téléphoniques perturbent inlassablement ce sommeil déjà troublé.
J’imagine des parades et découche régulièrement hors de l’hôtel, sur la plage par exemple. Néanmoins, rien n’y fait. Ces deux coups de fil nocturnes complètement absurdes me surprennent toutes les nuits profondément endormi dans mon lit.
En dépit du temps écoulé et des efforts déployés, la raison de ce voyage me reste cachée. Quel choix devrai-je porter ?
Pourquoi suis-je donc ici ?
En quoi un métier à tisser peut-il me concerner ?
Des relents de mythes et de légendes me hantent. Pénélope commande un énorme métier faisant et défaisant les fils du temps au rythme des navettes. Ariane tisse sur sa machine le tracé conduisant hors du grand labyrinthe. Des fils remplissent une trame et j’entends s’entrechoquer aux libres extrémités autant d’épées de Damoclès. Pierre observerait tout ça, le sourire en coin.
Au point où j’en suis, les théories les plus fantaisistes à propos des fils de Pierre et du rôle qui m’est attribué me semblent plausibles.
Mais à chaque fois, je finis par me demander si je ne deviens pas un peu fou.
De toute façon, le jour où je raconterai mes aventures à un psychiatre, il me fera interner d’urgence. Surtout si j’évoque Pierre, mes vies antérieures et Blâne-Est.
D’ailleurs, j’éprouve d’énormes difficultés à m’adapter à cette ville, tant elle peut être déroutante.
Un jour, tout s’accélère… J’arpente l’estacade, et le désir d’escalader le phare s’impose à moi. Comme par enchantement, la porte en est ouverte. Dévoré par la curiosité, je cherche le moyen de grimper, pour enfin appréhender Blâne-Est dans son ensemble. Je ne découvre ni échelle ni escalier, mais un ascenseur occupe le centre de l’édifice.
Les boutons de commande de celui-ci s’alignent horizontalement et parcourent le pourtour intérieur de la cabine en un anneau lumineux ; comme si aucun étage ne s’appuyait sur un autre. Bien plus étrange encore, au lieu d’indications de niveaux ces boutons sont libellés par des noms, dont Taxandria, Ismar, Caracad et Lombardsijde.
Pierre m’autorise à visiter les alentours de Blâne-Est. Mais puisque ces noms de villes correspondent très certainement à différents points de vue depuis le phare, je vais rapidement apprécier le panorama. Toujours rongé par la curiosité, j’appuie sur Taxandria. Rien ! Par contre, en pressant sur Lombardsijde, je sens l’ascenseur se hisser vers le sommet. L’estomac dans les talons, je soupire de soulagement quand la cabine se stabilise et ouvre ses portes. Je gagne prudemment le grand air, craignant le vertige et espérant percevoir Lombardsijde au loin.
Mais non ! Je sors du phare et plonge directement mes pas dans les dunes de Lombardsijde. Plus grand chose ne m’étonne. Je me dirige vers la plage et j’aperçois la jeune dame de mon passé. Elle court pour me rejoindre et hurle « Joseph ! Joseph ! ». Spontanément, je me précipite à sa rencontre. Mais la fiancée de Joseph est elle-même poursuivie par une femme plus âgée et une petite fille. L’enfant crie « Sarah ! Attends, ne cours pas si vite. ». L’autre vocifère « Mademoiselle Rosenfeld ! Vous savez que vos parents vous interdisent de voir cet individu. ».
Elle se jette dans mes bras, me serre très fort.
Je suis profondément heureux. Je sais enfin qui elle est. De plus, l’accueil de la charmante demoiselle m’est très agréable.
Elle se recule d’un pas, feint de s’excuser et passe aux présentations. « Ma sœur Rachel et notre bien aimée préceptrice. » Cette dernière, à bout de souffle, rattrape finalement la fuyarde. Elle s’interpose alors de manière sèche et virulente. « Monsieur, je vous prie de laisser mademoiselle tranquille. Ce ne sont pas des manières correctes pour une fille de bonne famille ! »
Sarah parvient cependant encore à me promettre discrètement rendez-vous pour l’après-midi. Là où nous nous retrouvons toujours. Je la regarde partir au loin, se faisant réprimander par cette femme aux allures grotesques.
Hélas je n’ai aucune idée de l’endroit où me rendre. Toute la journée, je flâne sur les sentiers à travers les dunes. Mais Sarah reste introuvable. Je rentre ensuite à pied car même l’ascenseur semble avoir disparu.
Je me sens cette fois l’âme tranquille. Celle qui n’avait qu’un visage porte désormais un nom.
A mon retour en ville, le soleil commence à se coucher. J’empoigne mon appareil photo. L’envie de photographier le balai des enfants sur la plage me tiraille depuis longtemps. Je voudrais fixer sur la pellicule leurs efforts pour inonder les douves maladroitement construites de châteaux condamnés par la marée.
Je suis en pleine forme. Je me sens soulagé, comme enfin débarrassé d’un poids. J’aimerais presque tomber amoureux de Sarah.
Je risque quelques clichés des écoliers. Une main tire soudain le bas de mon pantalon et une voix fluette monte à mes oreilles. « Dis monsieur ? Qu’est-ce que tu fais ? » C’est un petit garçon intrigué par mon intervention. Il trépigne et dévore le reflex des yeux. Il meurt d’envie de regarder dans le viseur. J’ai beau essayer de m’en défaire, il ne décampe pas et m’assomme de questions. Il est coriace.
J’apprends très vite qu’il s’appelle Nicolas. Mais contrairement au personnage d’Hector Malot, lui a une famille. Celle-ci accourt d’ailleurs et me prie de pardonner ce gamin si turbulent. Je minimise l’incident et montre à Nicolas ce que l’on voit à travers l’objectif. Le marmot est émerveillé, surtout lorsqu’il réalise l’utilité de l’appareil. Il en devient encore plus passionné. Je le photographie et m’engage à lui offrir son portrait.
Je laisse Nicolas à ses parents, avec le sentiment de m’être fait un ami. J’abandonne également la plage aux amoureux. Contrairement aux précédentes, cette nuit sera bonne.
Comme d’habitude, le téléphone sonne. Je suis à l’affût. A l’autre bout du fil, Sarah s’excuse. Je veux lui parler et prononce son prénom. Mais les lamentations noient mon appel. « Je ne savais pas que… » La communication se coupe.
Quand la fille au pair récidive, je prends soin de m’enquérir de l’endroit où est Sarah. La réponse est à peine audible. Je la devine plus que je ne la perçois : au port.
Je cavale donc jusque là et je la revois dans le creux des vagues, comme lors de ma première tentative de sauvetage. Ainsi, Sarah se serait-elle jetée à la mer un soir de dispute.
Cela m’attriste. Mais maintenant je veux tout savoir sur cette vie qui aurait été la mienne autrefois. Je suis résolu à éclaircir l’histoire des Feigenbaum.
Le lendemain matin, la météo est radieuse. C’est la première fois qu’il fait si chaud. Je déjeune en terrasse et y rencontre ma fidèle auditrice. Je salue par un timide bonjour. La dame en profite pour me faire remarquer que nous sommes, maintenant, les deux plus anciens pensionnaires de l’hôtel. Le doyen des clients a fini par fuir, durant la nuit, faute de pouvoir payer sa note.
Cette introduction permet ensuite à Mademoiselle Hofstede de me raconter les détails de sa vie ainsi que la raison de sa présence ici même. Son récit est hallucinant. Et, miraculeusement, des réponses à mes propres questions s’en dégagent.
Mademoiselle Hofstede est Allemande. Elle vint en Belgique au début des années 30 pour apprendre le français. Hélas, elle tomba dans une famille néerlandophone : les Feigenbaum.
Drôle de coïncidence, n’est-ce pas ?
Plus cocasse encore, elle ne resta que quelques jours sous leur toit. En effet, la famille disparut lors d’un week-end passé dans leur maison de campagne. Le couple se disputa pour un coffret abandonné à bas prix par Madame Feigenbaum à un chiffonnier. Son mari, furieux, partit tard dans la nuit. L’épouse maladroite, sachant son refuge, tenta de le contacter, afin de le ramener à la raison. Hélas, Monsieur Feigenbaum confirma son caractère têtu.
Alors que la maîtresse de maison s’agitait nerveusement sur un ponton en bord de mer, Sonia Hofstede tenta également d’amadouer l’homme courroucé. Madame Feigenbaum s’évapora pendant la négociation.
La jeune femme pensa que la dame était tombée à l’eau. Elle courut vers le port Ses recherches furent inutiles. C’était un mercredi, le 2 juillet 1930 ! Il y a 56 ans, ajoute-t-elle.
Mademoiselle Hofstede prévint la police de la disparition. Toutefois, soupçonnée de folie, elle fut internée et libérée seulement après quelques semaines. A sa sortie, dit-elle, elle souffrait de transparence, d’insignifiance.
Pendant longtemps, rien ne l’aurait atteint. Personne ne parvenait plus à se souvenir d’elle, même lors de séjours prolongés à des endroits précis. Chaque interlocuteur la rencontrerait pour la première fois. Elle s’était alors définitivement exilée et se réfugiait à Blâne-Est. Il y avait 53 ans de cela.
En outre, le drame à l’origine de son malheur s’était joué entre Westende et Nieuport, dans un tout petit village : Lombardsijde…
Nous prolongeons notre conversation bien au-delà du déjeuner. La vieille dame apprécie cette évocation du passé. Curieusement, elle paraît ignorer ou négliger les événements de la seconde guerre mondiale.
Mademoiselle Hofstede raconte, par contre, comment elle a décroché, à Blâne-Est, le titre de « Miss Sea Fish ». Mais c’est une trop longue histoire.
Depuis ce jour, nous sommes amis. Nous visitons ensemble les rares expositions et assistons aux quelques représentations théâtrales se déroulant en ville.
Un jour, nous parcourons la plage de Lombardsijde. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Elle sait forcément où était la maison des Feigenbaum.
C’est avec nostalgie qu’elle nous y conduit. La demeure est cernée par les dunes, marquée par les années d’abandon.
Malgré l’état de ruine, on y devine encore le luxe d’antan et surtout le charme des années 30. Son architecture mêle les styles moderne et art nouveau. Les murs sont ornés de pochoirs figurant de longues branches ou de longues tiges. Un peu comme la décoration de la maison Horta, à la manière des pochoirs d’Anto Carte. Je monte délicatement les escaliers vermoulus, en prenant soin de m’appuyer le plus possible sur le bord des marches. Il vaut mieux ne pas passer au travers.
L’étage accueille ce qui semble avoir été une magnifique chambre, avec deux grandes fenêtres. J’ai beaucoup de difficultés à en ouvrir les volets. Ceux-ci dissimulent une vaste terrasse et une vue incroyable sur la mer.
Accoudé aux vestiges de la balustrade, je contemple l’eau qui s’étend à perte de vue. Toute cette immensité me laisse songeur. J’en oublie Mademoiselle Hofstede.
Dos à l’horizon, la vision des volets et de la chambre me ramène à mon passé. Je la revois encore. « Comment trouves-tu ma robe ? »
J’approche de la porte-fenêtre, pensant voir ma guide dans la pièce. Mais seule Sarah s’y admire dans un miroir. Son reflet me parle, comme si j’avais toujours été présent. « Nous recevons tout le grand monde. Il vaudrait mieux que tu sois plus présentable. »
Elle a vieilli un peu. Elle n’est plus la toute jeune demoiselle des jours précédents. Elle semble avoir presque 25 ans.
Je remarque également que je suis maintenant habillé d’un costume sombre et affublé d’un insupportable nœud papillon.
Des images me reviennent. Ce sont celles de notre mariage, de nos enfants Simon, Léa et Rébécca. Je me souviens exactement de la date de ce jour. Nous sommes le lundi 30 juin 1930. Il est presque 17h. Dans quelques minutes commencera la grande réception que nous organisons pour fêter le retour au pays de nos amis les Deckers. C’est aussi aujourd’hui que Sarah me présente Sonja Hofstede.
Elle s’approche de moi, replace mes cheveux. « Tu n’es pas encore allé accueillir notre nouvelle fille au pair. » Dit-elle en souriant.
Je descends les escaliers. Toute la maison est dans sa prime fraîcheur. Je reconnais les meubles, je sais d’où ils viennent et leur histoire. Me voici redevenu Monsieur Joseph Feigenbaum dans mon intégralité.
Je pénètre en trombe dans le grand salon et ordonne de manière méprisante à Hilda d’apporter des rafraîchissements. Je suis dans la peau d’un personnage imbu de lui-même, d’un fils à papa, d’un riche industriel flamand issu d’une famille juive. Je suis quelqu’un qui renie ses origines pour mieux assouvir ses vices.
Revoici cette vie facile et de débauche, cette existence à n’aimer que moi, où je suis plus intelligent et malin que la terre entière.
Je redécouvre à quel point il peut être grisant de faire souffrir celle qui a tout sacrifié pour me suivre dans mon monde égocentrique.
Qu’importe le désaveu de ma famille ! Je suis, paraît-il, sans scrupule et m’adonnerais à tous les plaisirs de la vie aux dépens de mes proches. Mon arrogance serait sans limite.
J’approche d’une jeune demoiselle. Je l’interroge de la manière la plus sèche et détachée possible. J’écoute à peine ses réponses hésitantes.
Pauvre Sonja Hofstede ! Les trois jours soufferts ici ont dû être parmi les plus horribles de sa vie. Quel ignoble individu suis-je devenu ; et ce malgré tout ce que mon grand-père a fait pour moi. Malgré l’amour reçu de mes parents, de ma femme et de mes enfants.
La famille de Sarah doit être bien déçue que sa fille, si respectueuse des autres et si pieuse, se sacrifie pour un type aussi abjecte que moi.
Je rassemble enfin tous les détails de mon histoire, de mes deux histoires. Cependant, ces récits de mes vies ne sont pas identiquement complets. Si je connais le sort des Feigenbaum, le destin cruel de juillet 1942, j’ignore l’issue de mon existence montoise.
Péniblement et accablé par la honte, je quitte le salon et vais rejoindre Sarah dans notre chambre. Je voudrais lui demander pardon.
Une étrange mélancolie me submerge. Je m’arrête au milieu des escaliers pour me cacher la tête entre les bras et mieux pouvoir me lamenter sur mon sort.
Quel est donc ce choix ? J’entends un fracas extraordinaire et une douleur me paralyse. Je me retrouve couché parmi les gravas de cette vieille maison. L’escalier délabré s’est écroulé sous mon poids. Mademoiselle Hofstede tente de me rassurer et part chercher du secours.
C’est déjà la fin des vacances à Blâne-Est. Je vais devoir prendre une décision, faire le bon choix. Les souvenirs se bousculent dans ma tête. Ceux de ma vie actuelle et ceux de Joseph Feigenbaum. Je les connais tous. Je sais les avoir vécus. Je me rappelle le départ pour Blâne-Est, l’entretien avec Pierre et surtout cette nuit du 2 juillet 1930 où j’ai quitté notre maison pour un prétexte futile. Mes deux vies s’arrêtent là.
Je vois autour de moi les secours. Je suis sous le choc, mais n’ai rien de cassé.
Je perds conscience pendant mon évacuation à Blâne-Est. Mes deux familles me manquent à présent, celle des années 30 et celle d’aujourd’hui. Hélas, la première a probablement disparu durant la déportation.
Quand je reprends connaissance, je suis dans mon lit à l’hôtel. Lors de l’une des visites de Mademoiselle Hofstede, je tente de m’excuser auprès d’elle pour ce qui lui est arrivé chez les Feigenbaum. Dans le fond de la pièce, en contre-jour, je crois distinguer Pierre.
Je garde le lit plusieurs journées d’affilée. Lorsque je suis rétabli, malgré une matinée plutôt froide, je mange en terrasse.
Comme je sais mon retour proche, je confie la pellicule de mes vacances au maître d’hôtel. Je veux tenir parole et apporter au petit Nicolas sa photo.
Pierre m’invite à promener sur la plage. Nous avons à parler. L’heure du choix, l’heure de vérité a sonné.
Ce choix est difficile car je n’en comprends pas très bien le sens. La discussion est vive. Nous atteignons le phare. Mon hôte propose d’y entrer et d’emprunter l’ascenseur. Il presse un bouton. La cabine s’élève. Elle stoppe à la mi-hauteur du bâtiment. Les portes s’ouvrent et libèrent l’entrée d’une salle immense. Un prodigieux métier à tisser en remplit presque tout l’espace.
« Voilà la vérité ! » Me dit-il. « La vie ne tient qu’à un fil. Chacun suit le fil de sa vie au fil du temps qui défile. Ainsi, chaque fil sur ce métier est une vie. Et, si plusieurs vies sont parallèles, elles ne se déroulent pas toutes au même endroit ni à la même époque.
Souviens-toi de la théorie des trous de vers, ces couloirs qui permettent de passer d’une époque à une autre. En réalité il s’agit de sauter d’une couche de tissu à une autre. La vie dans les années 30 s’écoule parallèlement à celle que tu as laissée en 2006. Mon travail consiste à tisser l’humanité. Aucun de mes fils ne se casse. Mais ils ont, bien entendu, un début et une fin et leur longueur peut varier. Le tien s’est effiloché. Une fibre s’est détachée de la ligne originelle et a dédoublé son instance de vie une cinquantaine d’années plus tard.
Selon moi, l’instance la plus récente a une meilleure conscience du dessin de l’étoffe. C’est donc toi seul qui peut m’aider. Dis-moi dans quelle couche tu souhaites poursuivre. Je lisserai alors l’écheveau et tu reprendras ta vie à l’époque et là où tu l’as décidé. » Horrifié, je bafouille. En somme, Pierre me demande de choisir entre un individu ignoble promis à la déportation et une existence presque confortable et humaine au 21ème siècle.
Pierre s’approche du métier et poursuit ses explications. « Quand le fil s’est abîmé, seule la part la plus solide, la plus arrogante, est restée à Joseph Feigenbaum. Tu ressens maintenant les choses d’un point de vue qui est tronqué Ce n’est plus et pas encore une perception équilibrée. Tu te perçois relativement humain et compatissant, parce que tu te sais plus fragile au 21ème siècle qu’au 20ème. En lissant l’écheveau, l’harmonie sera rétablie. Vous serez un homme complet. » Pierre me tend alors l’extrémité d’un mince ruban scintillant. « Voici ce qu’il te manque pour effectuer ce choix. Tu as bien deviné que Joseph finirait à Auschwitz. Voici, par contre, comment celui que tu es finirait le mercredi 2 juillet 2025 à tes 56 ans. »
Un médecin se penchera sur mon corps et l’examinera. Il marmonnera, se tournant vers une jeune dame. « Je suis désolé. Votre père est mort. Il n’a pas souffert. Mes sincères condoléances. » La jeune femme, que je reconnais à peine tant elle aura changé, semblera peu émue. Elle s’en justifiera auprès de l’homme. Elle n’aura plus vu son père que très rarement. Acariâtre, il sera devenu tellement dégoûté des gens qu’il aura préféré la solitude.
L’appartement, borgne, empestera la crasse et baignera dans la pénombre. Visiblement, je me serai reclus longtemps avant de mourir. Je finirai seul, sans même personne pour me regretter. Je laisse s’échapper le fil.
Après une seconde d’ahurissement, je demande au Maître tisseur si Sarah est toujours vivante.
- « Oui. De même, Sonja Hofstede reprendra le cours normal de sa vie le jeudi 3 juillet1930. »
- « Mais que deviendront ceux que je laisserai une fois mon choix arrêté ? »
- « Ils vivront une autre histoire. Le passé n’est pas figé. Les trous de vers communiquent entre les époques et ont des effets permanents de régulation. Une action dans une couche provoque simultanément les répercussions nécessaires aux autres niveaux. Ainsi, le passé est dynamique. Ce métier à tisser est vraiment ce qui se fait de mieux. »
- « Puis-je encore bénéficier d’une journée de réflexion ? Je souhaiterais revoir ma famille montoise, afin de m’assurer que mon choix soit le meilleur. Je voudrais, en outre, revenir ici même quelques heures avant de devoir me prononcer. »
Pierre accepte mes demandes. Je retourne à l’hôtel pour récupérer mes affaires. Je prends uniquement le sac avec lequel je suis venu et l’appareil photo acheté à Blâne-Est.
A la réception, le maître d’hôtel tient, comme convenu, à ma disposition l’enveloppe contenant mes photos développées. Je sélectionne celle de Nicolas et pars à la recherche de celui-ci sur la plage. Il est heureux de se voir ainsi poser fièrement avec sa pelle, son seau et ses plus beaux trophées. Je lui accroche également l’appareil photo autour du cou. « Prends-en soin, Nicolas ; il est à toi. » Le petit garçon est fier comme un coq et, pour me remercier, me donne une étoile de mer. Le temps presse. Pierre m’a confirmé qu’un train était en partance pour Mons.
Le voyage du retour ressemble à celui de l’aller. Je finis par m’endormir. Ce train, avec ses banquettes en bois pourtant si peu confortables, favorise décidément la rêverie.
Mon songe s’avère fort décousu. Je suis revenu à Blâne-Est. Les maisons n’offrent plus aucune intimité. Chacun peut examiner les faits et gestes d’autrui. Les gens flottent en suspension dans l’air. Une main, sur mon épaule, me tire du sommeil puis saisit une pince pour poinçonner les titres de transport.
Je réalise alors que je me suis simplement assoupi dans la navette Bruxelles-Mons. Cela me soulage énormément de retrouver enfin un environnement tangible. Blâne-Est n’est qu’une élucubration de mon imagination. J’en rigolerais presque et dois me retenir de pouffer. Cette ville n’est qu’une histoire à dormir debout.
J’extirpe mon billet des profondeurs de ma veste. Et, lorsque j’essaye de l’y remettre, quelque chose en obstrue la pochette intérieure et me gêne. Un objet volumineux s’oppose au rangement du ticket. J’aligne alors sur la tablette le contenu de mon manteau : un trousseau de clés, une étoile de mer, des négatifs et des photos de plage…
Horreur ! Blâne-Est, c’est donc vrai ! Oui, il me faut choisir…
Rentré à mon appartement, je vérifie sur Yadvachem la liste des personnes d’origine juive déportées par les nazis. Je n’y trouve le nom d’aucun des membres de ma proche famille.
Tout cela est arrivé à Blâne-Est. Tout cela s’est déroulé durant ces quelques jours.
Il se peut que nous ne nous voyions plus, que je disparaisse. Je me dois de sauver ces gens de la Shoah. Et je crains de mourir acariâtre, abandonné de tous.
A vous, je laisse cette lettre et le contenu de mon sac. Je repartirai cet après-midi pour Blâne-Est, afin de transmettre un courrier à Sarah.
Je lui y demanderai de me pardonner ce que je lui ai infligé, mais la prierai de me faire confiance une dernière fois.
J’inventerai une très sale affaire dans laquelle je tremperais jusqu’au cou. Je l’obligerai à rejoindre les Etats-Unis avec notre famille, au moins jusqu’en 1946. Revenir en Europe avant cette date les mettrait en danger et compromettrait immanquablement mes plans.
Ensuite, j’entrerai dans l’ascenseur du phare et presserai un bouton au hasard.
Voilà ma décision, tel est mon choix.